dimanche 16 juin 2019

Stockholmia (2) : 1918, année complexe en Estonie

Pendant une exposition, le visiteur chanceux peut rencontrer le collectionneur qui décrit les enjeux de son sujet et les pièces principales. Mieux, à Stockholmia, fin mai-début juin 2019, le visiteur pouvait voir et entendre la même chose, confortablement assis dans une salle équipée d'un vidéo-projecteur.

Ainsi, les cinq journées de l'exposition des cent cinquante ans de la Royal Philatelic Society London ont permis de loger de nombreuses rencontres dans les salles de réunion du centre de congrès.
Le panneau de titre de la collection de Jaan Roots, 92 points, médaille d'or.
Jeudi trente mai, après-midi, Jaan Roots, Norvégien d'origine estonienne, a présenté sa collection Estonia 1918 d'abord en salle, puis a proposé de montrer comment son propos général permettait de relire la collection exposée.

Le centenaire de la Grande Guerre et la complexité des découpages territoriaux qui en sont issus entre 1917 et 1923 ouvrent aux philatélistes et aux historiens postaux de vastes espaces de règles militaires et d'exceptions postales. Les États baltes ne font pas exception, même si la recréation de la Pologne et l'établissement d'une Ukraine, pour ne citer que ces exemples, sont de gros morceaux déjà évoqués dans la presse philatélique récente.

Le sujet estonien est intéressant car il illustre le problème de la création à partir de peu de choses d'États en Europe centrale et orientale avec la disparition successive des empires russes, austro-hongrois, ottoman et allemand. Peu de choses : sentiment anti-impérial, identité nationale culturelle mise en avant. Mais, pas de frontière administrative existante, ni même d'indépendance effective sur le terrain.

Jaan Roots introduit son propos avec ces problèmes de 1918 dans l'étude postale d'un pays aux frontières depuis établies. Il n'expliqua pas comment deux gouvernorats russes concernés (Estonie et nord de celui de Livonie) ont pu donner l'État estonien... et celui de Lettonie.

Néanmoins, pour les besoins de l'étude, les événements-clés menant à l'indépendance de 1918 sont précis et leurs effets apparaissent progressivement sur les courriers de soldats et de civils :
- 12 avril 1917 : le nouveau gouvernement russe (révolution de Février) accorde une autonomie aux Estoniens ;
- début 1918 : le gouvernement bolchevique (révolution d'Octobre) autorise la constitution d'unités militaires par les minorités nationales ;
- 1er février 1918 : passage de l'Estonie au calendrier grégorien, donc directement au 14 février 1918 ;
- 18 février : reprise de l'offensive allemande contre la Russie ;
- 24 février: déclaration d'indépendance ;
- 3 mars: le traité de Brest-Litovsk impose l'occupation allemande de la Livonie et l'Estonie, au-delà de l'Ober-Ost ;
- du printemps au 29 novembre: ouverture de la poste allemande aux civils, avec censure centralisée dans quelques villes ;
- après le 11 novembre, le 19 : indépendance effective de l'Estonie ;
- semaine suivante : ouverture de la poste estonienne avec premiers timbres le 24 novembre ;
- 28 novembre : attaque de la Russie bolchevique, puis intervention d'une flotte britannique en mer Baltique.

Une année tumultueuse géopolitiquement pour des Estoniens coincés entre deux puissances négociant leur sortie de conflits afin de libérer des troupes pour le front occidental côté allemand, consolider la Révolution pour la Russie de Lénine.

Le collectionneur parvient à illustrer les trois périodes de l'Estonie grâce aux cheminements suivis et aléas subis par cartes postales et enveloppes, principalement des courriers de soldats estoniens des régiments estoniens ou se trouvant dans l'armée russe, ou encore de soldats allemands. Les obstacles furent nombreux (moins pour le courrier proche des civils).

1. La période de la République soviétique de Russie jusqu'à l'offensive allemande de fin février : poste militaire russe, mais aussi oblitérations des régiments estoniens nouvellement créés. Les différentes armes se retrouvent.

2. L'occupation allemande avec sa poste militaire usant des timbres de l'Ober-Ost, la partie conquise frontalière de la Prusse orientale, puis accessible aux civils avec ces mêmes timbres-poste, mais sans distribution à domicile.

Là, ce sont les marques de censure, donc le parcours des lettres, qui mobilisent la sagacité de l'historien postal : lettre(s) initiale dans un cercle pour la censure. Au début de la période, la censure s'effectue uniquement à Riga, en Lettonie, puis dans quatre autres bureaux à partir de juin : Dorpat, Reval (Re), Wenden. Ce qui, pour une grande partie du courrier intra-estonien, requiert beaucoup de kilomètres pour vérification, alors que le destinataire peut être tout proche.

C'est côté russe que tout se complique davantage : quand ce courrier-ci en provenance ou à destination de la Russie a-t-il circulé ? En effet, du douze juin jusqu'à fin novembre, les échanges postaux avec la Russie sont autorisés, mais pas en recommandé...

3. L'indépendance, dans la vingtaine de novembre, simplifie à peine l'étude.

D'abord, le départ de l'administration allemande (au vingt-neuf novembre dernier délai) et son relais estonien sont très progressifs selon les lieux, et très inventifs dans plusieurs bureaux : réutilisation de cachets d'oblitération en cyrillique, timbres locaux à Rakvere, marques de paiement en espèces.

Ensuite, parce que la menace de la Russie soviétique dès le vingt-huit complique les relations postales avec les villes aux extrémités du lac Peïpouss, les premières coupées du reste de l'Estonie. Et donc, de courriers revenant à l'expéditeur.

Grande Guerre finie, l'Estonie et sa voisine lettone deviennent stratégiques pour l'Entente, ce qui donne un dernier exemple de courrier qui mit des mois à relier l'Estonie à un pays d'Europe occidentale...

À partir de décembre 1918 et jusqu'à mi-février 1919, une flotte britannique établit un blocus des côtes baltes pour empêcher la fuite de navires russes vers le pays des Soviets. C'est ainsi que ces tensions navales coupent la liaison postale entre Tallinn, la capitale estonienne, et Helsinki en Finlande, alors l'un des rares moyens fiables de faire sortir du courrier du pays.

Pour Roots, l'Estonie de 1918 peut servir de cas pour aller découvrir d'autres régions et pays de l'Empire russe entre les révolutions de 1917 et la guerre civile.


Le décentrement de l'exposition-anniversaire vers l'Europe du Nord a permis ainsi à des collectionneurs de faire découvrir aux visiteurs lointains les philatélies et les histoires postales scandinave et baltes.

Outre Estonia 1918, la difficile histoire de l'Estonie était également évoquée par la collection thématique Estonians outside Estonia 1944-1991 par le Suédois Mats Söderberg : comment maintenir l'identité nationale vivante pendant l'occupation soviétique ? Les activités d'associations d'Estoniens, en Europe et en Amérique du Nord, ont fait l'objet de courriers, de vignettes, d'expositions, etc.

Une histoire qu'a vécu le premier collectionneur, Jaan Roots. Aux questions du public sur pourquoi collectionner ce pays-là, il a répondu que ses parents ont fui l'Estonie du début de la Guerre froide après l'emprisonnement d'un membre de la famille, qui fut trop actif au temps de l'Estonie de la Seconde Guerre mondiale.

Merci à Jaan Roots d'avoir accordé une bonne heure de son temps au public.

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