Reprenons le cheminement suédois de ma pensée sur le lien que certains collectionneurs souhaiteraient encore plus fort entre philatélie et histoire - et pas seulement qu'en classe d'exposition.
En suivant l'actualité des expositions étrangères et mes visites aux Stampex de Londres et de Stockholmia en mai dernier, apparaît le caractère systématique des conférences et des séminaires au Royaume-Uni et aux États-Unis. Une habitude qui commence à apparaître en France, mais encore modestement en comparaison.
Ainsi, à Stockholm, une poignée de réunions autour d'un sujet ou d'un philatéliste avait lieu en simultané, de dix à dix-huit heures, chaque journée de l'exposition des cent cinquante ans de la Société philatélique royale de Londres. L'exemple de la collection Estonie 1918 a été évoqué ici : son auteur a expliqué le cheminement de sa collection exposée pendant une quarantaine de minutes, acceptant les questions et commentaires, puis en descendant montrer quelques autres pièces directement sur les panneaux.
Le temps passant, les générations souhaitant établir la mémoire familiale pour la transmettre aux suivantes, et l'outil postal étant omniprésent à l'époque, les moments troublés de la « guerre civile européenne » motive les chercheurs en philatélie et en histoire postale.
Notamment, le moment le plus tragique : la Shoah. Ainsi, pour plusieurs pays, nous disposons du travail et du volontariat de partager les connaissances acquises de Birthe King pour le cas du Danemark, Ron Brown pour les îles Anglo-Normandes, Kees Adema et Jeffrey Groeneveld pour les Pays-Bas, etc.
Et ce n'est pas qu'une forme de thématique, comme l'a montré Heinz Wewer à Stockholm avec une conférence intitulée Social Philately - a mere paraphrase of History or a new source of Historiography? On the relationship between Philately and History, le jeudi trente mai à onze heures.
On en revient à cette notion de « philatélie sociale » que je retraduis d'après mes études : les traces philatéliques (timbres) et postales (marques, courrier, cheminement) ne peuvent-elles qu'illustrer une histoire déjà établie par les historiens - et c'est déjà un énorme travail de faire correspondre connaissance établie avec suffisamment d'objets de collection !!! - ou ces traces peuvent-elles constituer un réservoir de documents supplémentaires, voire uniques, pour les historiens ?
Heinz Wewer démontre le second point en trois moments progressifs... didactiques et tragiques ; le sujet étant le régime nazi de janvier 1933 à sa chute en mai 1945.
Tout d'abord, illustrer que le matériel postal a lui aussi été « un instrument de l'action politique » : - les entiers postaux dont l'illustration porte le message du nouveau régime ;
- les marques antisémites ajoutés en plus de l'oblitération, par des postiers zélés, puis, comme souvent dans le régime nazi, pratique institutionnaliser sous forme de flammes par celui-ci alors que la montée des slogans dans la violence s'accroît.
Certes, ce ne sont pas les discours filmés, retranscrits dans la presse, les affiches qui manquent aux historiens. Néanmoins, autant que la vitrine dégradée ou brisée du magasin voisin, le courrier reçu et envoyé est un moment quotidien de la plupart dans les années 1930 : les messages sous-entendus par les timbres et les marques postales deviennent terriblement habituels...
Dans un second temps, les objets postaux sont également « les témoins de l'actions politique » sur des sujets connus, mais, encore, peut-être pas dans le quotidien des victimes du régime hitlérien.
Ainsi, dès le vingt-huit février 1933, sur ordre présidentiel, le courrier des partis et associations démocratiques est censuré, une étiquette l'indiquant... avant que ces traces disparaissent au profit du décollage/recollage des enveloppes.
Les correspondances des personnes de confession juive indique le traitement subi :
- les cartes des intellectuels et scientifiques emprisonné en camp de concentration , tel Carl von Ossietzky, prix Nobel de la paix mort en détention ;
- les détails : „Konsulent“ au lieu d'avocat ou médecin, métiers désormais interdits... et c'est un tampon professionnel à refaire pour marquer sa correspondance. L'ajout des prénom „Israel“ et „Sarah“ pour ceux dont le prénom ne serait « pas assez juif », tel dans l'exemple de „Siegfreied Israel Mode“ ;
- enfin, l'aryanisation des entreprises se remarque entre les tampons d'entreprise retamponner de la nouvelle identité, les affranchissements à la machine pas encore mise à jour ;
- ou le courrier de ceux « partis sans laisser d'adresse »... que la Gestapo récupérait systématiquement...
Tout s'analyse sur un courrier dans cette approche historique : tout détail faisait baigner les juifs dans la stigmatisation, les autres dans l'acceptation du fait établi.
Et, pour Heinz Wewer, on passe la ligne qui permet aux traces postales de devenir des sources indispensables à l'historien académique comme à l'historien des familles (le généalogiste) : certains courriers par leur existence sont les toute dernières preuves qu'un individu a bien vécu.
...
Les dernières lettres envoyées à l'étranger décrivant aussi positivement que possible le quotidien ou la demande des autorités de se préparer à être déplacé vers un ghetto ou un camp. Et si, après recherche des dates, l'historien découvre un camp d'extermination au débouché du possible convoi, ce sera bel et bien la seule trace prouvant la déportation et l'assassinat dans une chambre à gaz.
Wewer évoque aussi des parcours pour lesquels ces courriers sont les rares traces d'événements dépassant l'entendement :
- un Polonais juif racontant à sa famille émigré en Palestine comment la Polenaktion entraîna la déportation d'au moins dix-sept mille Polonais juifs d'Allemagne vers la frontière que la Pologne, stupéfaite, ferma dans un second temps... certains réfugiés restant dans ce no man's land jusqu'à l'invasion de septembre 1939... [note personnelle : ça fait profondément réfléchir sur la problématique des réfugiés de nos jours]
- Et parfois, la définition de censure laisse dubitatif - ou est angoissante, telle cette carte d'un grand-père à sa petite-fille en septembre 1942 : le texte prouve qu'il sait que sa convocation à Berlin pour partir vers Theresienstadt est la fin. Correspondance laissée passer pour laisser un message à une réfugiée en Suède ?
Heinz Wever a rencontré cette femme qui a conservé toute sa correspondance de l'époque, qui permet de reconstituer le parcours des Kindertransport, leur intégration dans le pays de refuge, comment les adultes restés en Allemagne leur décrivent la vie quotidienne par parabole, détour d'écriture...
Pour l'historien « philatélique social » , disposer des archives familiales permet de suivre l'histoire d'une famille, dont certains individus pour lesquels ces quelques lignes sont les seules preuves qu'ils ont vécu en Allemagne, le régime nazi ayant tout fait pour en faire disparaître toute trace.
Et Wewer d'insister : il y a eu jusqu'à cinq centaines de « camps » dans Berlin pour le travail industriel forcé, cinq cents lieux d'emprisonnement, combien de milliers de personnes. Les combats du printemps 1945 et les destructions de leurs archives par les nazis font qu'il n'y a pas assez d'archives restantes pour tous les connaître - les lieux autant que les individus...
... sauf quelques noms sur des cartes postales.
...
Une de mes réflexions pendant cette dernière partie est une que j'ai régulièrement face à la recherche de « la belle marque » par les collectionneurs, une réflexion d'historien : combien d'archives dispersées entre de multiples collectionneurs au lieu de conserver unis des ensembles permettant l'étude de vie individuelle, de relations familiales, de leur quotidien face au contexte politique.
Savoir philatélique ou savoir historique ?
Tel est un de mes dilemmes face à l'acte de collectionner.
Note :
Heinz Wever est l'auteur de deux ouvrages en allemand, édité chez Hentrich & Hentrich :
- „Abgereist, ohne Angabe der Adresse“, Postalische Zeugnisse zu Verfolgung und Terror im Nationalsozialismus, 2017, ISBN 978-3-95565-241-8 ;
- Postalische Zeugnisse zur deutschen Besatzungsherrschaft im Protektorat Böhmen une Mähren, 2018, ISBN 978-3-95565-245-6.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire