jeudi 20 octobre 2016

Une crise du travail à La Poste ? Ou en Europe ?

Billet d'humeur économique, social et environnemental à de multiples échelles.

J'ai rapporté ici des événements montrant les difficultés que vivent les postiers depuis une décennie à partir d'exemples héraultais rapportés par Midi Libre. Un rapport indépendant a alerté le gouvernement au début de ce mois : la direction de La Poste a affirmé « ne pas se reconnaître dans ces situations de mal-être ».

En effet, les suicides et les situations extrêmes restaient abstraits dans mon esprit en voyant mon facteur assez souriant achever sa tournée quotidienne par mon immeuble tous les jours entre midi et demi et treize heures. Et ce, jusqu'à mardi, le dix-huit octobre 2016, où cela est survenu dans un des centres de distribution de Montpellier, celui central de Rondelet, près de la gare.

Selon les articles de Midi libre et France Bleu Hérault, une employée trentenaire a fait un malaise dans les toilettes de l'établissement qui a entraîné une hospitalisation d'urgence pendant deux jours. Les représentants syndicaux évoquent, eux, une tentative de suicide, dans le contexte d'un entretien préalable à un conseil de discipline pour faute grave.

Évidemment, il n'est pas évident de tirer des conclusions sur ce cas précis, ses causes anciennes, la justification de la procédure disciplinaire récente, la gravité de la faute affirmée (avoir déjeuné chez soi en utilisant un véhicule de fonction) d'après le règlement intérieur de l'entreprise. Et de l'étendre à toute l'entreprise nationale.

Néanmoins, petit à petit, c'est beaucoup de petits cailloux que l'on retrouve le long du chemin de la « privatisation » de l'opérateur public français et de la « tchatchérisation » du secteur des postes, livraisons et messageries dans son ensemble.

Aujourd'hui, la radio public départementale diffusait le témoignage d'un récent retraité de La Poste qui donne des exemples de méthodes de contrôle des postiers, qui rappelle celles évoquées par le rapport rendu le six octobre. Par exemple, ce logiciel de calcul des tournées qui sous-estime la durée des actes à accomplir et qui peut expliquer pourquoi, assis chez vous, vous pouvez toujours attendre que le postier, stressé et pressé par ses chefs, sonne pour présenter un colis ou un recommandé : une minute trente secondes par recommandé dans une zone couverte d'immeubles et de grands ensembles, c'est optimiste.

Ou encore : ces supérieurs qui arpentent la ville pour photographier les facteurs en tournée et prouver leurs fautes. De la pause-café en milieu de matinée à cette employée rentrée chez elle pour le repas : l'accusation se conforte sur la photographie horodatée de la voiture de fonction devant son domicile !

Des méthodes qui doivent aider à la bonne ambiance entre les cadres et les postiers.

Certes, le fait divers de Méréville - sacs de courrier dans un étang lorrain pour ne pas rater un match de la Ligue 1 de football - peut paraître justifier ce zèle sanctionnaire... L'avocat de l'intérimaire coupable s'amusera à détruire le système de La Poste : tournées trop longues ? Sauf à accomplir des heures supplémentaires gratuites ? Refus d'une approche efficace du problème : soit tu finis ta tournée aujourd'hui, soit tu es viré... Y a-t-il eu une formation suffisante du personnel ? Une écoute des nécessités du service : code de la route, politesse face aux destinataires croisés, signatures de plis recommandés... ?

Code de la route : je me souviens de ma surprise quand j'avais lu sur une publicité de Pizza Hut à Paris, il y a une douzaine d'années, que les livreurs à scooter respectaient le code de la route et n'étaient pas rémunérés à la vitesse de livraison. À La Poste : à Pézenas, au printemps 2015, un postier en contrat à durée déterminé s'est blessé en conduisant un véhicule puissant pour lequel il n'était pas habilité... Qui est en faute : le donneur d'ordre ou l'employé apeuré par le chômage ? Et c'est donc cette entreprise que le gouvernement a choisi pour faire passer les examens du code de la route. Intéressant.

Certes, La Poste n'est pas la seule à pressurer ses employés pour tenir face à un modèle économique du courrier papier en berne face à la numérisation de la correspondance et des factures, et aux coûts de la croissance des expéditions de colis (entrepôts de stockage, camions et avions, pénalités de retard, concurrence forte).

Au quotidiens, ce sont les « auto-entrepreneurs » de la livraison qui sont les victimes de ce modèle économique, qui permet d'avoir son jeu vidéo le soir de la sortie dans sa boîte aux lettres à dix-neuf heures pétantes, ou son repas de midi au bureau tout frais sorti du restaurant...

... Et aussi son colis quiché dans la boîte ou poser contre sa porte à la vue des passants par des livreurs payés une fois que les opérateurs leur ont déduit moultes pénalités de retard, la signature-mouchard électronique faisant foi. Revoir le numéro d'Envoyé spécial de France 2 du jeudi dix-sept décembre 2015 et la réponse hautement évasive d'un cadre d'un de ses opérateurs, filiale de...

... La Poste ?! Qui a beaucoup de filiales, presqu'autant qu'elle a de concurrents ?

C'est peut-être donc une question de société qu'il faut que nous nous posions en Europe : le prix le plus bas et l'assouvissement le plus immédiat de nos besoins méritent-ils autant d'inconfort pour les employés postaux et livreurs ?

Hier mercredi, Peter Fleming a publié pour The Guardian un article d'opinion sur comment l'économie néo-libérale, les patrons asociaux et les politiciens sans âme ont fait passé l'entrepreneuriat individuel du rêve de liberté et d'autonomie à un cauchemar de mal-paiement et de sous-assurance en cas d'accident. Londres, nouvelle Babylone du néo-libéralisme, voit ainsi depuis plusieurs mois un début de révolte des auto-entrepreneurs de la livraison de repas qui demandent à la justice de constater que leurs relations aux plate-formes internet de commande est une sujétion de type salariat.

Si vous observez attentivement les politiques menées par les gouvernements de droite et de gauche en France depuis deux décennies, et les programmes promis par les candidats proclamés, le pire est visiblement à venir. La gestion durable de l'environnement et des ressources les intéresse peu. Le bonheur social n'est plus un objectif tandis que le malheur de l'Autre - du délinquant qui méritait une légitime correction si policiers et juges en avaient les moyens matériels, jusqu'au réfugié qui importune et ce voisin qui a droit aux aides sociales et pas vous - est souhaité.

Seul compte le pilier économique pourvu que la politique qui le consolidera commence par améliorer les conditions de vie et de travail des seuls dirigeants et actionnaires des plus grosses entreprises. Et, à la rigueur, des dirigeants des petites et moyennes... Ceux qui sont encore assez petits pour avoir des idées nouvelles, oser de nouvelles pratiques.

Donc, qui est l'actionnaire de La Poste, et de là, de ses filiales ? L'État qui a aussi pour but le bonheur du peuple, par le peuple et pour le peuple. En raccourci : nous tous, à la fois clients-expéditeurs, usagers-destinataires et actionnaires.

Je vais écrire une phrase que certains vont interpréter comme faisant de moi un dangereux gauchiste, bobo citadin, qui ne connaît pas le vrai travail, etc. : pourquoi l'État/Peuple/Nation-actionnaire ne pourrait-il pas servir d'exemple d'employeur exigeant mais humain, de fournisseur de services à coûts maîtrisés mais pas bâclés ? Ce qu'il faisait dans le cadre du monopole depuis longtemps ?

Au lieu de ne subventionner que l'expédition postale des hebdomadaires ludiques et politiques (qui tournent en rond chaque semaine comme les chaînes d'information continue turbinent à fond tels des hamsters sous caféine), pourquoi ne pas encourager les mensuels culturels et de réflexion politique ? Serait-ce dangereux de montrer au Peuple la complexité et l'utilité des débats argumentés ?

Redéfinir le service universel : dans un contexte où, hypocritement, nous voulons recevoir à frais de port minimum une commande dans les deux jours tout en refusant de prendre feuille et stylo pour correspondre avec nos proches en agrémentant l'enveloppe d'un timbre symbolique du sentiment expédié, sommes-nous en droit - moral, je sais que l'argent achète tout dans notre société - d'exiger une tournée matinale six jours par semaine ? De ne pas avoir à nous déplacer pour récupérer un colis et donc de brûler essence et uranium pour faire accomplir des millions de « dernier kilomètre » en voiture et camion à des postiers moins nombreux quoique plus exploités encore ?

Je vais successivement braquer mes lecteurs libraires, syndicalistes postaux ou candiens, sauf s'ils acceptent le débat, voire pratiquent déjà ces idées : Amazon et ses casiers à colis (ou la librairie Gibert Joseph qui vous offre le port si vous allez chercher votre commande au magasin), La Poste et La Navette PickUp chez les commerçants de proximité, et Postes Canada avec ses boîtes communautaires (tiens, que deviennent-elles un an après Justin Trudeau ?) ne vont-elles pas dans le bon sens du développement durable face au bouleversement des marchés du courrier et du colis ?

Pour mieux gérer les énergies des véhicules de livraison, le moral des livreurs et facteurs - donc la qualité de leur travail - et assurer de meilleures marges à leurs entreprises, ne faut-il pas repenser le service universel et l'élargir à toutes les entreprises de livraison ici évoquées : moins de confort pour les destinataires peut-être sauf à payer convenablement le service, mais un service universel fort pour en protéger les travailleurs et nous garantir des droits opposables en cas de problème grave dans la délivrance ?

Certes, beaucoup de spécialistes - depuis ceux qui haïssent les postiers à ceux qui maîtrisent bien mieux les sujets évoqués que moi - seront sidérés de ma grande naïveté et souhaiteront plus ou moins gentiment que je retourne à mes timbres-poste à l'effigie de George VI. Que ces spécialistes fassent savoir comment ils voient les sociétés, les économies et les environnements européens à terme quand leur secteur professionnel sera géré comme le sont les postiers et livreurs de colis désormais.


Complément du vendredi vingt-huit octobre 2016 :
Lu sur LeFigaro.fr daté du jour, ce résumé par Pierre-Yves Dugua de la situation financière d'Amazon. Pour le troisième trimestre 2016, ventes en forte croissance et trente-quatre milliards de dollars de chiffres d'affaires ; mais seulement un quart de milliard de profit (qui triple néanmoins) à cause de l'équipement de haute-technologie de ses entrepôts et du coût de la livraison.

La solution en cours de déploiement : assurer elle-même les livraisons dans les zones urbaines denses aux États-Unis et, signale Forbes, fin septembre, à partir de l'expérience informatique de son nouveau directeur logistique, avec pour objectif plus d'un milliard de dollars d'économies par an. Les livreurs Amazon vont tourner sur des circuits optimisés par des programmes maison. Amazon, un nouvel opérateur postal ?

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