lundi 20 avril 2020

Factrice et cartes postales dans le quotidien de l'Allemagne nazie

Le confinement permet d'optimiser le temps professionnel (télé-travail contre blocage sur site) et d'avoir du temps libre pour rattraper des lectures, telle la traduction en anglais du roman de Hans Fellada (1893-1947), Jeder stirbt für sich allein (Seul dans Berlin pour l'édition française ou Every Man Dies Alone aux États-Unis).

Écrit fin 1946 en un mois et peaufiné en deux alors qu'il vit un nouvel épisode confiné en raison de ses addictions, les histoires contées par Fallada dans ce Berlin nazi de 1940-1942 sont horribles : chacun pour soi soit pour tenir face à l'économie de guerre, soit pour échapper et survivre aux dangers du système nazi.

L'édition états-unienne dont est issue l'édition anglaise comprend en fin une biographie et une analyse du roman, ainsi que plusieurs des cartes postales au cœur du récit. Afin de soutenir Fellada, financièrement s'il l'écrit, mais surtout mentalement, l'écrivain Johannes Becher, en charge de relancer la culture allemande en zone d'occupation soviétique, lui soumet le dossier de police du couple Otto et Elisa Hampel, exécutés en 1943, dans le but d'écrire un roman sur la résistance au nazisme.

Avec des adaptations romanesques et des expériences tirées de sa vie (continuer à écrire sous le nazisme sans perdre son âme ou sa décence, la vie à Berlin comparée à la vie dans un bourg rural,...), cela donne un long et captivant roman croisant les trajectoires de nombreux personnages.
Une des cartes confectionnées par Otto Hampel, avec un timbre décrivant Hitler comme un « meurtrier d'ouvriers » (via la base Commons de Wikimédia, à partir d'un article du magazine Die Zeit).
À la mort de leur fils pendant la campagne de France, en 1940, le mutique contre-maître Otto Quangel, soutenu par son épouse Anna, décide d'écrire des cartes postales portant de courtes phrases contre le régime hitlérien. Il les dépose dans des cages d'escalier d'immeubles passants...

Otto tente cette résistance en évitant autant la curiosité d'avides voisins - un immeuble dignes de plusieurs romans de Zola - du bon à rien délinquant Barkhausen aux ambitieux Persicke qui ont embrassé la violence de l'idéologie nazie pour leurs gains personnels, que de se mêler d'actions plus compromettantes, mais peut-être plus utiles, tel qu'aider la vieille dame juive du dernier étage harcelée par Barkhausen et le jeune Persicke.

Le couple parviendra à opérer pendant deux ans, provoquant désarroi et colère au sein de la police berlinoise, de la Gestapo et de son commandement SS, ce qui soumet au lecteur de terrifiants portraits : du fonctionnaire-machine efficace sans âme à la brutalité - terme bien faible - des SS et des nazis convaincus de la police et des prisons.

L'écriture, la mise en forme des personnages, l'aspect choral du roman tiennent en haleine, et inquiètent : comme des historiens l'ont montré, la relation entre un dictateur totalitaire (Hitler, Staline) et le peuple est complexe, y compris individuellement et dans le temps. Et Otto Quangel n'y échappe pas : il n'avait rien à redire à la fin de la dépression économique avec l'arrivée au pouvoir d'Hitler, mais pas pour perdre son fils ! Pas le malheur pour sa femme ! Pas l'indécence des comportements de ses contemporains pour tirer profit du régime au détriment de l'avenir collectif.

Et ces petits gestes quotidiens de résistance ont existé, même s'ils, comme le pense un pessimiste Fallada, n'ont pas sauvé l'Allemagne : ralentir la cadence de travail, manquer de zèle,...

À noter que certains aspects rocambolesques causés par hasard hautement improbable ne sont pas romancés : une partie du personnage de Enno Kluge correspond bien à un suspect, innocent pour les cartes postales, qui fut dénoncé par la secrétaire d'un cabinet médical...

Côté philatélie et histoire postale, évidemment le moyen de lutte choisi par Otto s'impose : des cartes à vues touristiques, au dos desquelles il écrit laborieusement en grandes capitales d'imprimerie ces messages. Il reste à explorer le site des Archives fédérales allemandes pour voir si elles ont été numérisées. La presse en reproduit quand il est question de l'auteur, du couple Hampel ou de la sortie d'une œuvre (il y a eu plusieurs films - le dernier sorti en 2016* - et téléfilm, et adaptation au théâtre)

Mais, le philatéliste est surpris dès la première ligne :

La factrice Eva Kluge monte l'escalier du 55 de la rue Jablonski.

Fallada crée un personnage de factrice qui anime le premier chapitre et sera, après moultes péripéties inventées pour les besoins du roman, un des rares éléments d'espoir du roman.

Dès le premier chapitre, de lourds rappels sont faits : ce sont les facteurs allemands qui amènent à leurs familles les courriers manuscrits des soldats au front, mais aussi les courriers tapés à la machine à écrire de l'administration militaire annonçant leur mort.

Membres du Parti, ils peuvent aussi être des informateurs du régime... ce que refuse dangereusement d'être Eva Kluge qui voit déjà suffisamment de malhonnêtes hommes dans l'immeuble des Quangel. Le film de 2016 de Vincent Pérez lui donne même un rôle qu'elle n'a pas dans le roman : apporter à manger à la vieille juive du quatrième qui n'ose plus sortir.


Traduit en français en 1967, le roman est actuellement disponible chez Denoël et en poche chez Folio.

* Pendant la période de confinement, les abonnés des médiathèques publiques peuvent vérifier si la leur propose des films en vidéo à la demande. Celles de Montpellier est abonnée à un service de VOD - La Médiathèque numérique d'Arte et Univers Ciné - proposant le film de 2016.

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