mardi 13 juillet 2021

Des esclaves sur les timbres fiscaux des États-Unis ?

 Ce pourrait être le sous-titre de deux articles de Peter Schwartz et Calvin Mitchell, publié dans The American philatelist, le journal de l'American Philatelic Society. Dans le numéro de février 2020, ils ont présenté les premiers timbres de taxation du tabac de 1864, et dans celui de juillet 2021, ont poursuivi avec ceux de 1868-1869.

Après les études philatéliques (origine des images, impression, tarifs et usages), ils s'interrogent sur comment l'État fédéral a pu représenter des noirs, visiblement, sous condition servile sur des émissions conçues pendant la guerre de Sécession, puis pendant la période de la Reconstruction des États du Sud.


En 1862, l'objectif de nouvelles taxes fut de trouver des moyens de financer l'armée nordiste contre l'armée des États confédérés. Le tabac, avec les alcools, fut ciblé par des « taxes du péché », ce qui conduit à partir de la loi de 1864, à l'impression de timbres fiscaux imprimés sur les cigares, objects du premier article.

Ces timbres en forme d'une bande de grande longueur étaient collés après contrôle du contenu par l'Inspecteur fiscal pour refermer la boîte et garantir que la taxe avait été payée. Les deux scènes horizontales de chaque côté du montant de la taxe acquittée reprennent des scènes de cultivation et de préparation du tabac, et, d'après les auteurs, sont les premières représentations sur timbres fédéraux de personnes noires, d'esclaves et de femmes aux États-Unis, bien avant le timbre-poste de 1940 de l'enseignant et écrivain Booker T. Washington.

La partie de l'article de février 2020 analysant les deux scènes permet de reconstituer le travail dans une plantation de tabac du dix-neuvième siècle depuis le sarclage régulier des plants pendant la pousse jusqu'au séchage et l'expédition des feuilles. Pour les auteurs, le choix de ces scènes est probablement naïve : voilà comment avait lieu la culture du tabac ; peut-être un rappel aux fumeurs qu'ils consommaient un produit de l'esclavage enrichissant des maîtres et des industriels, et que son pays combattait alors ?


L'article de juillet 2021 est centré sur la série de timbres plus petits émis en 1868 pour taxer le tabac selon sa qualité : un seul timbre selon la masse du paquet multiplié par la taxe par once inscrite dans la loi. Entre une allégorie républicaine, une Cérès-Columbia à la corne d'abondance et des travailleurs se reposant grâce à une cigarette, deux scènes de cultivation et une d'expédition de tabac. Contrairement aux bandes imprimées en lithographie, de mauvaise qualité graphique, ces timbres permettent d'identifier la couleur de peau des personnages au travail.

Là, le genèse permet de retrouver l'origine des scènes, un illustrateur réputé alors et loin d'être considéré comme partisan de l'exploitation humaine : Felix Octavius Carr Darley (1822-1888) dont les œuvres se retrouvent dans des romans de grands écrivains, mais aussi dans les billets et autres papiers de sécurité des imprimeurs public et privés de l'époque.

Ainsi, la Continental Bank Note de New York, qui réalisa l'émission de 1868, utilisa deux illustrations de Darley. Elles étaient caractéristiques à la fois de la vision des esclaves noirs au travail dans la plantation, à l'écoute des ordres d'un blanc à cheval (similaire aux timbres-cigares), et d'un africanisme exotique, équivalent de l'orientalisme, qui animait alors les artistes européens. C'est ainsi que les deux ouvriers noirs se retrouvent avec une boucle à l'oreille... alors que les esclaves aux États-Unis ne possédaient sûrement pas de bijoux, ni que les hommes n'avaient cette habitude.

Pire, pour le sérieux de la chose, la scène de chargement d'un ballot sur un chariot fut réalisée pour illustrer la production du coton, et non celle du tabac. L'analyse de l'image par les auteurs est, de nouveau, intéressante : au prix de la feuille séchée, aurait-on laissé un ouvrier planté des crochets dans un gros paquet de tabac ?!

Comment cette représentation explicite du travail des noirs pour le loisir des blancs a-t-elle été acceptée sur des timbres fiscaux fédéraux après la guerre de Sécession ?

Pour Schwartz et Mitchell, explicitement la force de l'habitude et, implicitement par l'analyse des images et leur origine, une part de rentabilité d'images déjà disponibles. Par contre, l'accueil fut négatif dans plusieurs journaux « blancs », principalement parce qu'étaient représentés des noirs sur des papiers officiels des États-Unis, alors que billets et timbres-poste avaient évité cela...

On rappellera que, pendant le New Deal du Président Roosevelt dans les années 1930, de nombreux démocrates conservateurs du Sud avaient peu apprécié de voir « leurs » journaliers noirs préférer, pendant les moments nécessaires aux cultures, les emplois d'urgence proposés par l'État fédéral - plus sûrs et mieux payés !


Philatéliquement parlant, les auteurs s'étonnent finalement de l'absence d'études de ces timbres-tabac dans la littérature philatélique, malgré leur intérêt d'usage et d'existence - les boîtes à cigare connurent des timbres-bandes jusqu'aux années 1950, et celui de l'analyse historique dans l'évolution des représentations graphiques et mentales entre populations aux États-Unis depuis l'abolition de l'esclavage.

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